Secrets d’église

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Quand l’Église étouffe le scandale

Au-delà du banal constat de l’« opacité » de l’Église en particulier dans les affaires de pédophilie ces dernières années, il convient de s’interroger sur le poids historique du secret dans la tradition catholique. Le droit canonique (le droit de l’Église) actuel prévoit certes une procédure pénale applicable aux clercs pédophiles et incite en outre à leur dénonciation auprès des juridictions civiles. Mais il préfère toujours la « sollicitude » au procès et la « correction fraternelle » à la peine. Conformément au canon 1341 du Code de droit canonique de 1983: « [La juridiction] ordinaire aura soin de n’entamer aucune procédure judiciaire ou administrative en vue d’infliger ou de déclarer une peine que si [elle] est assuré[e] que la correction fraternelle, la réprimande ou les autres moyens de sa sollicitude pastorale ne peuvent suffisamment réparer le scandale, rétablir la justice, amender le coupable. » Ce principe est en fait formulé dès le Nouveau Testament : « Si ton frère vient à pécher, va le trouver et corrige-le [corripe eum], seul à seul. […] Mais s’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, pour que toute l’affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins. S’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté [dic ecclesiae] » (Matthieu, XVIII, 15-18). Dans les Évangiles comme dans le Code de droit canonique, c’est donc en dernier recours que l’instruction, le procès et la peine doivent être envisagés.

La correction dite « fraternelle » a, dès le Ve-VIe siècle, occupé une place centrale dans le monde clos des monastères, où les « frères » recevaient de leur abbé la pénitence (jeûne ou enfermement) après s’être confessés à lui, et où la sexualité, par définition proscrite, était considérée comme un péché dont il convenait de s’amender. Au moment de la réforme grégorienne (v. 1050-v. 1120), ce modèle de chasteté absolue a joué un rôle décisif dans l’imposition du célibat aux clercs séculiers (diacres, prêtres et évêques), l’Église catholique étant la seule à interdire le mariage à ses ministres du culte. La pédophilie à cette date n’est qu’un pêché de chair parmi d’autres (rappelons que la notion de « majorité sexuelle » ne fait son apparition en France, dans le Code pénal, qu’en 1832). En revanche, au tournant du XIIe et du XIIIe siècle, sous le pontificat d’Innocent III en particulier (1198-1216), sont mis en place les mécanismes procéduraux, les qualifications et les catégories juridiques sur lesquels repose, aujourd’hui, le traitement, par l’Église, de la pédophilie.

La notion de « scandale » acquiert à cette époque le sens très précis, qu’elle conserve dans l’actuel vocabulaire juridique de l’Église. Le scandale désigne le mauvais exemple qu’offrent certains clercs, quand ils vivent en concubinage ou dilapident les biens de l’Église. Il est ce qu’il faut à tout prix « éviter », quitte, comme l’écrit Bernard de Parme, au milieu du XIIIe siècle, « à renoncer à la vérité de la justice ». Cette volonté d’éviter le scandale en privilégiant (dans un premier temps au moins) le secret de la confession, l’enquête « discrète » et la pénitence, est resté le fondement de l’action de l’Église jusqu’à nos jours. C’est donc par l’histoire du mot « scandale », porteur d’institutions au long cours, que l’on peut tenter d’expliquer qu’en dépit du décret Motu proprio de Jean Paul II qui encourage la dénonciation, aux autorités civiles compétentes, des abus sexuels sur mineurs commis par des clercs (30 avril 2001), ou des nombreuses déclarations d’intention de Benoît XVI à ce sujet, tant d’ecclésiastiques, qui savaient, se sont tus.

« Quand l’Église étouffe le scandale », © Arnaud Vivien Fossier, L’Histoire n° 423, mai 2016.

Avec

  • Claire Sotinel

    Claire Sotinel

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    Professeure
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    Professeure d’histoire romaine à l’Université de Paris-Est Créteil, Claire Sotinel est membre de la Société des professeurs d’Histoire ancienne de l’université, spécialiste de l’Antiquité tardive et des figures et pratiques du pouvoir, elle s’intéresse particulièrement à l’impact des changements religieux sur les sociétés de la Méditerranée occidentale entre le IIIe et le VIe siècle. Parmi ses ouvrages : Rome, la fin d’un empire. De Caracalla à Théodoric (212 – fin du Ve siècle), éd. Belin, 2019 ; Les frontières du profane dans l’Antiquité tardive, École française de Rome, 2010.

  • Guillaume Cuchet

    Guillaume Cuchet

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    Ancien élève de l’École nor- male supérieure de Saint-Cloud, agrégé d’histoire, Guillaume Cuchet est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil. Il travaille sur l’histoire et l’anthropologie religieuses européennes des XIXe et XXe siècles. Membre des comités de rédaction de la Revue d’histoire de l’Église de France et de la Revue des sciences philosophiques et théologiques, il a publié récemment Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement (Seuil, 2018) et Une histoire du sentiment religieux au XIXe siècle (Le Cerf, 2020).

  • Isabelle De Gaulmyn

    Isabelle De Gaulmyn

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    Isabelle de Gaulmyn est journaliste, ancienne rédactrice en chef du quotidien La Croix après en avoir été l’envoyée spéciale à Rome. Productrice déléguée des Matins de France Culture en 2024-2025, elle est actuellement, toujours sur la même radio, productrice de documentaires. Également président des Semaines sociales de France et nommée par le président de la République au Comité consultatif national d’éthique (CCNE) en mai 2025. Elle a écrit plusieurs biographies des papes Benoît XVI et François ainsi qu’un livre sur les scandales de pédo-criminalité dans l’Eglise, « histoire d’un silence » au Seuil (20216). 

  • Valérie Hannin

    Valérie Hannin

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    Modératrice
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