Secrets de famille

Inceste. La construction d’un tabou
Au Moyen Âge et tout au long de l’Ancien Régime, l’inceste est envisagé comme un crime contre la parenté. On ne distingue pas l’agresseur de sa victime ni les relations consenties entre adultes de celles initiées par un père violent sur une enfant. En 1791, les rédacteurs du Code pénal décriminalisent même l’inceste et ne reconnaissent que le viol, quelle que soit le lien de parenté. Celui de 1810 fait cependant de l’inceste une circonstance aggravante, suivant la même philosophie que le Code civil de 1804 qui érige la famille en « sanctuaire des mœurs » sur lequel se bâtit l’avenir de la société française. Mais il s’agit encore de protéger les familles, non les enfants. Si, jusque dans les années 1830, la génération des écrivains romantiques (Chateaubriand dans René, Hugo avec Lucrèce Borgia) décrit l’inceste comme une passion amoureuse impossible et finalement destructrice, ces représentations s’effritent face à l’émergence d’un nouveau répertoire de la dange- rosité associant l’inceste à la pauvreté. En 1840, dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, Louis René Villermé s’inquiète de la promiscuité dans laquelle vivent ces familles.
Le développement spectaculaire, sous la IIIe République, de la presse populaire et de ses rubriques de faits divers offre un média privilégié de diffusion auprès de l’opinion publique. Ces faits divers ont une double fonction. La première est de désigner une altérité incestueuse qui occulte, en retour, ses autres acteurs : les pères bourgeois, les oncles ou les femmes. La seconde est d’enseigner la manière de désigner l’inceste, ce crime dont on ne doit plus prononcer le nom – les journaux parlent d’« horrible scandale ». En France, c’est Émile Durkheim qui associe pour la première fois le mot « tabou » à l’interdit de la pratique mais aussi du dire de l’inceste dans un article de 1897. Alors que le siècle a progressivement fait place aux enfants et accordé du crédit à leur parole, une inflexion majeure se produit à la fin du XIXe siècle, quand des thèses de médecine les présentent comme des menteurs pathologiques, soumis à l’influence néfaste de leur entourage. Les peines prononcées chutent considérablement, les jurés prononcent plus fréquemment des circonstances atténuantes. La constitution de cette figure de l’enfant comme pervers polymorphe est renforcée auprès des médecins et experts par l’influence grandissante des théories psychanalytiques, notamment la théorie œdipienne de l’enfant désirant son parent et cherchant à le séduire. Ce déplacement de la focale sur les enfants s’accélère encore autour des années 1960 sous l’impulsion de deux phénomènes : la diffusion de discours pédophiliques par des écrivains (Tony Duvert) ou des philosophes (René Schérer) qui défendent l’idée que les enfants désirent les adultes et peuvent entretenir avec eux une sexualité. Et une nouvelle phase de médicalisation et de psychologisation des enfants à partir de 1968, désormais systématiquement soumis à des évaluations pour mesurer leur niveau de crédibilité et de suggestibilité. La loi du 23 décembre 1980 permet une meilleure appréhension juridique en désignant désormais le viol comme un acte de pénétration commis par des individus de l’un ou l’autre sexe sur des individus de l’un ou l’autre sexe. Ces années incarnent également un tournant avec la prise de parole médiatique de victimes, plus encore après le lancement du hashtag #MetooInceste sur Twitter. Pourtant, au début du XXIe siècle, la société continue à penser l’inceste comme une circonstance aggravante d’autres violences sexuelles, omettant la dimension affective et familiale de cette forme de criminalité qui touche tout de même 5 à 10 % de la population. Accepter d’embrasser cette complexité, c’est accepter que les violences incestueuses ne se détectent pas aisément, ne laissent pas beaucoup de traces visibles et que chaque victime, à son échelle, y réagit différemment. Ce n’est qu’en acceptant de désacraliser les familles et l’autorité attribuée aux parents, mais aussi de saisir l’inceste dans toutes ses dimensions, que la société française pourra efficacement protéger ses enfants.
« Inceste. La construction d’un tabou » © Fabienne Giuliani, L’Histoire n° 484, juin 2021.
Avec
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Anne-Marie Cocula
Métier :
HistorienneVient en tant que :
IntervenanteAgrégée d’histoire, présidente du Centre François Mauriac de Malagar et ancienne présidente de l’Université Bordeaux Montaigne. Ses travaux ont principalement porté sur l’époque des guerres de religion, sur les institutions de Bordeaux et de Guyenne à l’époque de Montaigne et de La Boétie, et sur l’histoire de la Dordogne et du Périgord auxquels elle a consacré de nombreux ouvrages dont L’Estuaire de la Gironde : histoire d’une rivière au long cours ; Histoire de Bordeaux (éd. Le Pérégrinateur, 2010) ; Étienne de La Boétie (Éd. Sud Ouest, 1995) ; Bergerac : histoire en images ; Montaigne aux champs et le beau livre Périgord.
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Julie Doyon
Métier :
ProfesseureVient en tant que :
IntervenanteJulie Doyon est maitresse de conférences en Histoire moderne à l’université Lumière Lyon 2 (LARHRA, UMR 5190). Sa thèse sur le crime de parricide à l’époque moderne a reçu le prix de la Chancellerie des universités de Paris (2016). Elle est spécialiste des violences familiales à l’époque moderne abordées dans une perspective d’histoire juridique et politique, d’histoire sociale et d’histoire du genre.
Elle a notamment publié, sur la thématique du festival : Dire, juger, et entendre l’inceste. Du Moyen Age à nos jours, Paris, Seuil, 2024 (avec Anne-Emmanuelle Demartini et Léonore Le Caisne). Doyon, Julie. « Des secrets de famille aux archives de l’effraction : violences intra-familiales et ordre judiciaire au XVIIIe siècle ». La violence et le judiciaire, édité par Antoine Follain et al., Presses universitaires de Rennes, 2008, https://doi.org/10.4000/books.pur.5010.
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Didier Lett
Métier :
ProfesseurVient en tant que :
IntervenantDidier Lett est professeur d’Histoire médiévale émérite à l’Université Paris Cité et membre honoraire senior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Il est spécialiste de l’enfance, la famille, la parenté et le genre et de la documentation italienne de la fin du Moyen Âge. Il est membre du Comité de rédaction de la revue Clio, Femmes, Genre Histoire. Il a publié, entre autres, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale. Nicolas de Tolentino, 1325 (Paris, Presses Universitaires de France, coll. Le Nœud Gordien, 2008), L’Enfant des miracles. Enfance et société au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècle) (Paris, Aubier, 1997), Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe-XVe siècle (Paris, Armand Colin, 2013, version augmentée, 2023), Viols d’enfants au Moyen Âge Genre et pédocriminalité à Bologne, XIVe-XVe siècle (Paris, Presses universitaires de France, 2021). Ces deux derniers ouvrages sont Crimes, genre et châtiments au Moyen Âge. Hommes et femmes face à la justice (XIIe-XVe siècle) (Paris, Armand Colin, 2024) et Enfants au Moyen Âge (XIIe-XVe siècle) (Paris, Tallandier, 2025).
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Valérie Hannin
Vient en tant que :
Modératrice