L’État peut-il être transparent ?

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Nucléaire : le déni français

Lorsque le président Pompidou rappelle, en 1973, que la décision de doter la France de l’arme atomique a été prise par les gouvernements de la IVe République, Pierre Mendès France, président du Conseil entre 1954 et 1955, dément le soir même. Son mensonge est facilité par le secret qui entoure jusqu’aux institutions où se prennent les décisions relatives à l’arme atomique, depuis la création, en 1945, par de Gaulle du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). L’exceptionnalité du pouvoir de destruction de la bombe nucléaire a en effet justifié la mise en place d’un périmètre particulier au sein du secret d’État. C’est le cas avec le Comité des explosifs militaires institué en 1954 par Mendès. Son président, le général Crépin, préconise la construction de deux réacteurs sur le site de Marcoule, dans le Gard, pour produire le plutonium nécessaire à la bombe A, ainsi que la création d’un discret Bureau d’études générales au sein du CEA. Dédié aux applications militaires, les financements du Bureau passent par les budgets alloués aux services de renseignement et demeurent occultes. La troisième recommandation du « rapport Crépin » est l’implantation d’un site d’essais. Faute de décision gouvernementale, c’est le général Ailleret, en charge des Armes spéciales, qui le choisit presque seul : ce sera Reggane, dans le Sahara algérien, alors français. Il s’amuse de l’aboulie gouvernementale : « Progressivement, tout finit par se passer comme si la décision avait été prise. »

Sous la Ve République, la bombe devient le symbole de l’indépendance et de la grandeur retrouvée. « Hourra pour la France ! » réagit de Gaulle après le tout premier essai, « Gerboise bleue », au Sahara le 13 février 1960. Mais il faut aussi en cacher les secrets aux puissances rivales et minimiser ses conséquences pour l’environnement et la santé humaine. Cette tension crée un double déni. D’abord politique : lorsque le gouvernement avalise les sites proposés par les militaires, et dont le choix échappe au contrôle du Parlement comme des administrations civiles, il admet une infériorité politique des habitants ultramarins. Le Pacifique apparaît comme une zone où il sera plus facile de conserver le secret et de dissimuler les conséquences des essais qu’à la Réunion, aux îles Kerguelen ou en Corse. En 1962, le général Thiry, successeur d’Ailleret, mène une reconnaissance secrète dans le Pacifique Sud, sous couvert d’une mission de l’aviation civile. La capacité de mobilisation des élus calédoniens et la proximité de l’Australie, excédée par les essais anglo-américains, lui font privilégier les Tuamotu. Le secret est gardé grâce au gouverneur de la Polynésie française, qui retient les télégrammes et suspend la presse d’opinion.

L’autre déni concerne les conséquences sanitaires. Les militaires chargés de créer, en 1963, le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) mettent en avant l’expertise civile pour rassurer les Polynésiens. En 1965 Francis Perrin, le haut-commissaire du CEA, explique à la presse que les mesures de sécurité seront « dix fois plus sévères » que ne l’exigent les normes internationales. Dès le premier tir pourtant, le 2 juillet 1966, les retombées du tir Aldébaran contaminent les îles Gambier, à 500 km de Moruroa. Aucun abri n’a été construit pour les habitants : le général Thiry a dédaigné les recommandations de la Commission consultative de sécurité. L’amiral Lorain, qui commande les opérations sur place, décide de ne pas activer le plan d’évacuation pour cacher la faillite du dispositif de sécurité. En tout, entre 1966 et 1996, 193 essais nucléaires, dont 46 aériens, ont été réalisés en Polynésie française. Les dissimulations de l’État ont été prolongées par un régime de non communication des archives ayant trait au nucléaire… à titre perpétuel ! Inscrite dans le Code du patrimoine en 2008, justifiée par le traité de non-prolifération et la durée géologique des radionucléides, cette incommunicabilité a été instrumentalisée pour étendre le périmètre du secret. Les déclassifications décidées par le président Macron à la demande du gouvernement polynésien, en juillet 2021, montrent que ces interdits concernaient le plus souvent les conséquences sanitaires, environnementales ou socio-économiques des essais. La part honteuse, mais banale, d’une entreprise polluante, loin du fameux exceptionnalisme nucléaire.

« Nucléaire : l’ultime tabou » © Renaud Meltz, L’Histoire n° 525, novembre 2004.

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  • Gérard Courtois

    Gérard Courtois

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    Journaliste, ancien directeur de la rédaction et chroniqueur politique au Monde. Auteur de La Saga des élections présidentielles, de Charles de Gaulle à Emmanuel Macron, 2025, Perrin, prix du livre politique 2025, et de Les Manifestes qui ont changé le monde, 2025, Flammarion.

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    Vincent Duclert est historien et spécialiste des sociétés démocratiques, des politiques étatiques et des génocides du XXe siècle. Il est chercheur titulaire et ancien directeur du Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS).

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    Renaud Meltz

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    Renaud Meltz, professeur des universités en histoire contemporaine et directeur de recherche au CNRS, a notamment dirigé, avec Alexis Vrignon, Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique (Vendémiaire, 2022).

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