« Fake-News », du Moyen Âge aux réseaux sociaux

Le Moyen Age, l’empire du faux
Le 27 novembre 2022, un article du journal El Pais titre sur le monastère de Burgos qui a falsifié un héritage au XIIe siècle pour s’approprier une précieuse église : « Les moines de San Pedro de Cardeña ont manipulé le document, considéré comme le plus ancien des Archives historiques de la noblesse, mais ils ont commis une erreur en ne supprimant pas les preuves. » Ainsi est déclassé le plus ancien document conservé aux Archives de la noblesse de Tolède. Les médiévistes Sonia Serna et Julio Escalona ont en effet prouvé que, vers 1175, les moines de l’abbaye avaient forgé une charte pour soutenir des droits de propriété face aux communautés villageoises voisines en recopiant et remaniant une ancienne charte de 943. Dans la presse, l’expression est lâchée : c’est une « fake news médiévale » ! Peuplé de moines trompeurs, prompts à manipuler la réalité, le Moyen Age serait donc l’empire du faux. Cette réputation, bien ancrée (que l’on pense à Game of Thrones ou aux Rois maudits), on la doit aux humanistes et aux érudits des premiers temps modernes. Elle n’est pas totalement usurpée, en particulier pour le Xe-XIe siècle où de fausses chartes sont rédigées plus massivement ou, plutôt, que des documents sont manipulés, récupérés, remaniés pour en faire de nouveaux textes qui s’ancrent dans le passé. Il s’agit de s’adapter à la décrue de la preuve écrite, de la production et de la conservation documentaires. Le rapport au réel louvoie entre l’historia (les faits qui se sont déroulés), la fabula (ce qui n’a jamais pu se passer et n’arrivera jamais) et l’argumentum (un récit fictionnel de choses qui auraient pu arriver). Un « récit plausible », qui s’insinue dans le tissu narratif médiéval de manière très naturelle. Parfois, ces manipulations choquent, les documents remaniés ne conviennent pas, mais, la plupart du temps, la société trouve son équilibre, sa cohésion, dans cette négociation des régimes de vérité. C’est seulement à partir du XIIe siècle qu’on commence à distinguer radicalement le « vrai » du « faux ». Dans le contexte de la réforme « grégorienne », l’écrit s’enseigne aux clercs mais aussi aux laïcs dans de petites écoles urbaines ou paroissiales. L’influence juridique, commerciale et technique des mondes juif et islamique ainsi que les échanges de plus en plus serrés accélèrent la dynamique. De nouveaux systèmes de gestion de biens, d’obtention de revenus ou de crédit surgissent, qui réclament une gestion. L’écrit redevient essentiel : il reprend une autorité, sous toutes ses formes, y compris juridique. Or si l’écrit fait preuve, toute contrefaçon devient insupportable, toute manipulation inacceptable, toute modification synonyme de tromperie. Le plus grand opposant aux faux est le pape Innocent III (1198- 1216) qui prévient : laïcs comme clercs seront sévèrement punis. Il annonce qu’il enverra des exemples de fausse bulle en plomb, les annexant à ses lettres, avec la vraie bulle. Tout utilisateur conscient de la fausseté de certaines lettres pontificales et qui ne les fait pas détruire ou ne les livre pas dans les quinze jours sera excommunié tandis que les porteurs des lettres forgées iront en prison. Un peu partout en Europe, les grandes et les petites chancelleries royales et princières blindent leur système de production de diplômes. Le forgeur est devenu un faussaire et risque gros. La falsification n’est guère éloignée de l’hérésie, elle est désormais criminalisée. Du côté ecclésiastique, c’est l’excommunication, la déposition, le renvoi à l’état laïque et la condamnation alors par le bras séculier. Du côté laïque, dans l’empire par exemple, la forgerie de chartes signifie l’ablation de la main au XIIIe siècle, et plus tard, sous l’influence du droit romain, la décapitation, l’ébouillantement ou le bûcher.
À partir du XVIe siècle, s’installe un temps de rigidité juridique dans la production des contrats comme dans la notion de « faux » conçue face au « vrai », en art, en littérature. L’érudition et l’histoire, du XVIIe au XXe siècle, héritent de cette distinction. Quant au XXIe siècle, c’est une autre histoire. La révolution numérique, les réseaux sociaux, les crises politiques voient réapparaître des formes de floutage ou de labilité du faux et du vrai. La post-vérité sort du bois avec Donald Trump. Le mot-valise « fake news » est l’expression de ce flouté : tous les camps se le jettent à la tête. Sommes-nous revenus au XIe ou au XIIe siècle ? Probablement pas. Mais les mutations de la notion de « faux » sont la preuve que celle-ci, autant que celle de « vrai », n’est pas intangible.
« Moyen Age : l’empire du faux », © Paul Bertrand, L’Histoire n° 537, novembre 2025.
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Paul Bertrand
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IntervenantProfesseur en histoire médiévale à l’Université de Louvain/Louvain-la-Neuve, Paul Bertrand étudie les transformations de la société médiévale au travers de ses usages et de ses conceptions de l’écrit. Dans ce cadre, il a publié une nouvelle histoire du faux au Moyen Âge qui montre et explique les transformations du concept de « faux » au fil des siècles. Il construit sa recherche en lien direct avec les grands questionnements contemporains sur les fake news et les transformations de notre société par le numérique
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Pascal Froissart
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ProfesseurVient en tant que :
IntervenantPascal Froissart est professeur des universités en Sciences de l’information et de la communication et directeur du CELSA (Sorbonne Université). Membre du Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication (GRIPIC), il travaille sur la rumeur et les fake news depuis de nombreuses années. Il a notamment publié L’invention du fact-checking. Enquête sur la « Clinique des rumeurs », Boston, 1942-1943 (PUF, coll. Hors collection, 2024).
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Maya Kandel
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ChercheuseVient en tant que :
IntervenanteMaya Kandel est chercheuse indépendante et consultante, spécialiste des États-Unis, historienne associée à l’Université Sorbonne Nouvelle. Ses travaux portent sur la politique étrangère, la droite américaine et les stratégies d’influence. Elle est docteure en histoire de l’Ecole doctorale de Sciences Po Paris, diplômée de Columbia University (Master Relations Internationales, SIPA) et de Sciences Po Paris. Son dernier ouvrage est Une première histoire du trumpisme, (Paris, Gallimard, 2025).
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Olivier Thomas
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